Réenchanter nos démocraties

Nos démocraties traversent une crise profonde qui, comme l’écrivait le philosophe italien Antonio Gramsci, est un moment où « le vieux monde se meurt et le nouveau tarde à apparaître ». Cet espace de transition est chargé de crainte et d’espoir. La crainte du pire, symbolisée aujourd’hui par la montée en puissance de formations politiques anti-démocratiques et de gouvernements illibéraux (Orbán en Hongrie, Erdogan en Turquie ou encore Trump aux États-Unis). Mais aussi l’espoir d’un approfondissement de nos démocraties comme en témoignent les aspirations fortes à plus de représentation du peuple. C’est ce qui sous-tend notamment les revendications en faveur de referendums, les pétitions, ou encore la mise en place de panels citoyens. Dans une même optique, les plaidoyers en faveur de plus d’égalité et de prise en compte de grands enjeux comme celui du climat répondent à ce besoin d’être davantage écouté. Les actuelles manifestations des étudiants exhortant les représentants politiques à mieux répondre aux défis environnementaux en sont une démonstration des plus réjouissantes.

Il est devenu évident que nos démocraties doivent être consolidées. Il n’est plus possible de se contenter uniquement de l’expression des citoyens au travers des élections et de la désignation de représentants siégeant dans les différents niveaux de pouvoirs. Des réponses concrètes doivent être apportées à cette demande d’implication continue.

Longtemps, les partis politiques ont pu représenter les intérêts de catégories entières de la société. Aujourd’hui, ils sont perçus comme des outils inadéquats car réduits à l’occupation du pouvoir et à leur volonté de capter l’électorat comme une entreprise commerciale tente de se positionner sur base d’études de marché.

Les logiques de court terme qui rythment le monde économique ont contaminé le monde politique. Il se trouve contraint d’articuler ses stratégies au gré des sondages et d’élections. Pourtant, les grands enjeux auxquels nous sommes confrontés appellent des réponses à long terme. C’est notamment le cas des questions environnementales, de l’évolution démographique, mais aussi des migrations, du développement des inégalités et de la pauvreté. À cela s’ajoute l’impact en partie méconnu des évolutions technologiques sur nos vies et même sur la démocratie.

Les nouvelles technologies ont d’ailleurs déjà une importance significative. Elles façonnent même nos comportements. À peine ai-je désiré quelque chose qu’en quelques clics, c’est commandé et tout bientôt livré. Twitter incite les citoyens, voire certains chefs d’État qui en font leur seul créneau d’expression, à une limitation de la pensée à 140 signes. De même que notre culture du débat semble réduite à un raisonnement binaire du type « Je like / Je ne like pas ». Et les algorithmes de limiter le champ de nos interactions en nous proposant en priorité des arguments qui nous confortent nos propres certitudes.

Face à des questions complexes, nous ne pouvons nous contenter de répondre par « oui » ou « non ». Nous ne pouvons apprécier le monde sans nuances au travers d’un prisme manichéen. Nos démocraties doivent devenir plus représentatives mais surtout plus délibératives. Cette exigence réclame le développement des outils d’Education Permanente où les citoyens sont amenés à comprendre, à juger et, surtout, à définir comment ils peuvent devenir collectivement des acteurs de changement.

Cela impose aussi aux gouvernants de sortir de postures jupitériennes et de la vision de gouvernant en prise directe avec des citoyens individualisés et isolés. Pour rendre tout son sens aux mécanismes d’intermédiation sociale, il faut impliquer les partenaires sociaux, mais aussi les associations, les ONG et les divers collectifs désireux de s’impliquer dans les débats démocratiques. C’est là une voie indispensable pour permettre de rassembler les revendications, construire le vivre ensemble et favoriser la cohésion de nos sociétés.

Répondre au désenchantement démocratique impose de repenser nos modes de représentation et de rendre aux mécanismes d’intermédiation sociale leur place pleine et entière. Les outils d’Éducation permanente sont autant de clés indispensables à la formation d’opinions capables d’intégrer la complexité des enjeux.

Des mouvements comme celui des Gilets jaunes démontrent à l’envi que de nombreux citoyens ne se sentent pas reconnus, voire méprisés par ce qu’ils perçoivent comme les « pouvoirs ». Combattre le mépris demande de la reconnaissance. De la reconnaissance en tant citoyen et, plus largement, en tant que personne. C’est en donnant toute sa place à l’Autre que nous serons en mesure de réenchanter les démocraties.

Opinion publiée dans le magazine « POUR » le 4 février 2019

Le manque d’Europe sociale fait rire jaune

La question des risques sociaux et celle des risques environnementaux sont intimement liées. Elles se croisent aujourd’hui au sein des « gilets jaunes ». Cette colère a pris sa source à l’aune de la hausse de la taxe sur le carburant, mais celle-ci est, semble-t-il, la goutte d’eau qui fait déborder le vase.  Le mouvement entend aussi dénoncer une baisse pouvoir d’achat et atteste de l’affaiblissement des mécanismes d’intermédiation sociale. De nombreux citoyens se sentent délaissés dans ce monde globalisé où le pouvoir échappe aux acteurs « lambda » qu’ils soient politiques ou sociaux.

Nos sociétés d’après-guerre se sont édifiées sur un compromis social : celui d’un marché libre compensé par des dispositifs collectifs, le droit du travail et la protection sociale. Aujourd’hui, ce compromis est remis en question. L’affaiblissement structurel des dispositifs collectifs a pour conséquence d’isoler les individus, en particulier les salariés, les précarisés mais également les classes moyennes.

L’Europe sociale se fait attendre

L’Europe sociale serait-elle, comme dans les légendes, le trésor censé se trouver au pied de l’arc-en-ciel : plus on croit s’en rapprocher, plus il s’éloigne ? Le progrès social semble être devenu une cible hors de portée.

Petit retour au berceau de l’Europe sociale pour en comprendre l’évolution. Bien avant la naissance de l’Union européenne, les solidarités se construisaient au départ des familles, sur base clanique, à l’intérieur de la cité puis au-delà. Avec l’industrialisation, les revendications sociales se sont fait jour dans les ateliers tout d’abord jusqu’à atteindre ensuite le niveau des États-nations. Cela explique que les matières sociales soient encore aujourd’hui des compétences nationales, en grande majorité.

Dans l’immédiate après-guerre, la prise en compte du « social » s’est axée sur la volonté de reconstruire rapidement l’économie européenne, dans une vision libérale (économiquement et politiquement) et la crainte d’une contamination communiste. Cette double conception a présidé au développement social progressif au niveau européen, notamment avec l’intégration de représentants des salariés dans les organes de la CECA.

La période qui s’en est suivi – les années 60-70 – a été celle de la construction européenne auréolée d’une amélioration constante des conditions de vie, avec le soutien passif des populations. Puis vint la période qui a véritablement marqué l’Europe sociale de son empreinte (au point que l’on s’y réfère encore aujourd’hui) : celle de Jacques Delors, à la tête de la Commission européenne de 1985 à 1995. En découlent, entre autres, la mise en place du dialogue social européen et l’émergence de partenaires sociaux à l’échelon européen.

Cet « âge d’or » de l’Europe sociale prit fin au cours des années Thatcher-Reagan, marquées du sceau du néo-libéralisme, avec l’avènement de la globalisation et de la financiarisation de l’économie. Elles signent la fin des idées de planification, populaires du temps des Jean Monnet et autres Mansholt.

Avec la chute du mur de Berlin et la disparition du « danger rouge », dans les années 90, il est devenu « moins nécessaire » de faire des concessions vis-à-vis salariés. A ce délitement des collectifs de travail et à l’individualisation galopante dans la vieille Europe s’est ajoutée la faiblesse des organisations syndicales et l’absence de culture de concertation sociale dans les anciens pays communistes ; ce qui modifia considérablement le rapport de force sur le terrain social.

La création de la monnaie unique eut également son revers : la dévaluation compétitive était désormais impossible. Les États privilégièrent alors les dévaluations salariales et la diminution des protections sociales, fragilisant ainsi l’édifice – toujours en construction – de l’Europe sociale.

D’inspiration très libérale, avec la Commission Barroso, les années 2000 sont celles des crises financières et aussi des politiques austéritaires sur lesquelles s’est arque-boutée l’Union européenne avec les conséquences désastreuses que l’on sait.

Aujourd’hui, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, s’est donné pour mission de redéployer la dimension sociale de l’Europe, mettant en ligne de mire dès son investiture un « Trilple A social ». Malheureusement, le démarrage fut ralenti par d’importants soubresauts tels que les Luxleaks et le Brexit. À sa décharge, la préséance des 28 chefs d’États et de gouvernement réunis au Conseil n’aide pas à faire avancer rapidement la cause sociale. Notons toutefois un pas dans la bonne direction : le Sommet de Göteborg qui s’est tenu en novembre 2017 et a abouti à la proclamation du Socle européen des Droits sociaux. Le travail se poursuit dans un certain nombre de dossiers, mais il reste fort à faire. En tant que vice-Président de la commission Emploi et Affaires sociales au Parlement européen, je suis bien placé pour percevoir les lignes de fractures dans les débats consacrés aux enjeux sociaux européens. En simplifiant quelque peu, les débats politiques se cristallisent essentiellement autour d’un axe gauche-droite, en parallèle d’une autre ligne de démarcation entre « anciens » et « nouveaux » États membres. Ces derniers n’ayant pas la même histoire, ils réservent une place plus réduite aux partenaires sociaux.

Lors de la prochaine législature 2019-2024, l’Union européenne devra impérativement passer des paroles aux actes pour rendre à l’Union européenne son caractère social, et surtout le prouver sur le terrain à ses 500 millions de citoyens. Faute de quoi, les forces anti-européennes l’emporteront dans un repli nationaliste.

Les gilets jaunes, dans l’antichambre de l’Europe sociale

Ce n’est pas anodin si le mouvement des « gilets jaunes » prend une telle ampleur dans un pays comme la France où le pouvoir s’exerce de façon particulièrement verticale et où les corps intermédiaires sont particulièrement fragilisés. Ce mouvement atteste qu’une transition écologique n’est possible que si elle est soutenue par des politiques sociales, en particulier à destination des moins favorisées. À l’exception des climato-sceptiques qui font le choix des égoïsmes à court terme, tout le monde considère aujourd’hui que la transition écologique vers une économie décarbonée est un enjeu central pour l’avenir de nos sociétés. Le terreau de cette révolte est à chercher dans les politiques sociales régressives, où les plus démunis sont sans cesse mis à contribution quand les plus riches, eux, en sont dispensés (cf. disparition de la taxe sur la fortune et autres évasions fiscales). Les citoyens ne savent pas de quoi demain sera fait. Ils craignent pour l’avenir de leurs enfants et aussi pour leur retraite. Ils ne se sentent plus écoutés ni respectés par les élites. De plus, ils voient les pôles de décisions s’éloigner de leurs territoires. Les services de proximité disparaissent peu à peu des zones rurales avec pour conséquence de devoir parcourir de plus en plus de kilomètres pour aller travailler, se rendre à la gare, au bureau de poste ou régler des tâches administratives. Enfin, ces territoires oubliés sont devenus des déserts de soins médicaux.

L’affaiblissement des dimensions collectives et des outils d’intermédiation sociale provoque le délitement du vivre-ensemble et place le citoyen seul face à ses inquiétudes, face à ses doutes.

Comme derniers rempart face au néo-libéralisme, on retrouve les mouvements syndicaux et également les mutualités, qui reposent sur des millions de membres et sont portées par des dizaines de milliers de bénévoles. Comme autant de pôles de solidarité et de résistance face au règne de l’individualisme.

Ma conviction est que l’Europe de demain sera sociale ou ne sera pas. Plus qu’un défi, cette Europe qui protège socialement et environnementalement est une nécessité. En cela, la proposition du leader de la CFDT, Laurent Berger, qui réclame un « Pacte social pour la conversion écologique » me parait pertinente. Pourquoi ne pas en défendre l’idée au niveau européen? C’est là un enjeu majeur des prochaines élections européennes qui se tiendront en mai prochain.

Cultiver l’Europe au cœur des territoires

Alors que l’Union européenne est remise en question, il est urgent de réimpliquer les citoyens dans un processus de coconstruction. Cela nécessite une écoute attentive et renouvelée de celles et ceux qui composent le « tissu européen ». Crise financière de 2008, crise de l’Euro, crise des réfugiés, Brexit, montée de l’illibéralisme, conflits commerciaux… l’Union européenne traverse une « polycrise » qui met en question sa légitimité.

Des décennies durant, le projet européen a pu bénéficier d’une « validation » relativement passive alors que peu était mis à l’œuvre pour impliquer les peuples. Les idées des partis hostiles à « Bruxelles » ont commencé à cheminer dangereusement au sein de l’Union européenne et à emporter l’adhésion croissante de nombreux citoyens. Afin de contrer ces « vents mauvais », l’Union européenne mise aujourd’hui sur les « consultations citoyennes » sur l’Europe mises en place depuis le mois d’avril et qui doivent s’achever à la fin octobre. Objectif : réaffirmer le bien-fondé de l’Union européenne en rendant la parole aux citoyens et en écoutant leurs attentes et griefs.

L’organisation de débats publics est urgente, comme le rappelait tout récemment le philosophe Jürgen Habermas qui confesse n’avoir jamais été un « défenseur conservateur de la démocratie représentative »(1) : « Car le parlement devient, comme nous le voyons précisément aujourd’hui, le bras armé d’une entreprise technocratique lorsqu’il n’est pas enraciné dans les discussions vitales de la société civile et ne reste pas en contact avec un espace public vivant ».

Revivifier les espaces transfrontaliers

Espaces de proximité, les territoires sont des hauts lieux de l’interconnexion entre acteurs de la société civile. Entreprises, syndicats, associations, milieux culturels ou scientifiques… c’est au départ des territoires que peut émerger un espace public. Par les échanges et le foisonnement d’idées au contact des réalités s’enclenche le processus délibératif, élément central d’une politisation du projet européen.

Les opportunités ne manquent pas. À titre d’exemple, le Parlement européen débat actuellement de l’évolution du Fonds européen d’ajustement à la mondialisation(2). Une réforme ambitieuse permettrait de mobiliser les acteurs de terrain, de créer des dynamiques de développement et de répondre à la détresse des habitants de territoires en déclin. L’enjeu revêt d’autant plus d’importance que ces espaces constituent un terreau propice au développement de forces anti-européennes.

Il faut également revivifier les espaces transfrontaliers. Jacques Delors les qualifiait, à juste titre, de « laboratoires de la construction européenne ». À condition de les soutenir, il peut s’y développer des outils essentiels à une coconstru­ction européenne impliquant les citoyens. Ainsi, les comités syndicaux transfrontaliers, les comités économiques et sociaux comme celui de la Grande Région(3), les différents dispositifs transfrontaliers relatifs aux enjeux de mobilité, de santé, aux développements culturels, environnementaux, scientifiques et socio-économiques, rassemblent les acteurs de terrain et peuvent être d’une grande utilité.

Partout en Europe, au cœur de nos territoires, se développent des projets subventionnés par des fonds européens. Trop souvent, les bénéficiaires se limitent à respecter les prescrits liés au financement. En prise directe avec les réalités concrètes, ces derniers devraient pouvoir être sollicités et, partant, incarner des forces de propositions. Cela permettrait d’impliquer davantage les citoyens et de rendre ainsi plus humaine l’Union européenne.

L’entreprise est également un lieu privilégié en ce qu’elle associe de nombreuses parties prenantes de la société civile (direction, salariés, consommateurs, territoires…). Au cœur du développement économique et des mutations sociétales, sa valeur ajoutée doit être mieux prise en compte car elle participe précisément de la plus-value européenne. Le Comité économique et social européen (CESE) constitue également un outil essentiel et ses travaux doivent être davantage consultés et valorisés par les institutions européennes ; singulièrement par Parlement, représentant la « voix des citoyens ».

« Seul le dialogue permettra de définir les intérêts partagés, au-delà des préoccupations nationales, de donner une légitimité à l’Union et de renouer les liens entre l’Europe et les citoyens », comme le rappelle avec justesse Arnaud Leclerc(4), professeur de science politique à l’université de Nantes. Forts d’une nouvelle écoute, les corps intermédiaires et acteurs de terrains, peuvent devenir, depuis les territoires, les bâtisseurs de ce nécessaire espace public européen.

1) Revue Cités, n° 74, p. 135-155, 2018.

2) Le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation permet de soutenir les salariés victimes de restructurations ou de fermetures d’entreprises.

3) Le Groupement européen de coopération territoriale (GECT) rassemble des divisions territoriales allemandes, belges, et françaises et centré sur le Luxembourg.

4) Titulaire de la Chaire de philosophie de l’Europe et président d’Euradionantes.

Article paru dans la revue « Confrontations Europe » le 17 octobre 2018

L’illibéralisme, métastase de la démocratie

Ce mercredi 12 septembre 2018, le Parlement européen devrait se prononcer sur le rapport Sargentini. Ce rapport considère que la politique menée par le gouvernement hongrois représente « une menace systémique pour les valeurs de l’article 2 du Traité UE et constituent un risque clair de violation grave de celui-ci. » Si le Parlement européen adopte ce texte, le Conseil pourra sanctionner la Hongrie en suspendant certains de ses droits. L’enjeu est d’importance, car depuis des années, Monsieur Orbán et son gouvernement foulent au pied les valeurs humanistes de l’Union européenne. Le Premier ministre hongrois est, au fond, la figure de proue d’un concept qui se propage au sein de l’Union européenne et au-delà : l’illibéralisme.

Dès 2014, le Premier ministre hongrois utilise l’expression et traduit celle-ci par une volonté farouche : celle d’asseoir son pouvoir en méprisant la séparation des pouvoirs et l’État de droit.

L’opposition, dont les corps intermédiaires et les ONG, sera désormais contrôlée et son expression, marginalisée.

S’appuyant sur un nationalisme exacerbé, Orbán développe l’idée selon laquelle la Hongrie est menacée dans sa culture et dans son identité. Le coupable est alors tout trouvé : les migrations. Face à ces dérives autocratiques, l’Union européenne s’est jusqu’à présent contentée de brandir quelques avertissements de principes. Manifestement, ces paroles n’ont eu aucun effet sur le leader hongrois. Lors des dernières élections législatives hongroises, sa position s’est encore renforcée et au niveau européen, le Parti Populaire Européen auquel appartient son parti, le Fidesz, continue à le soutenir dans sa grande majorité.

Le concept d’illibéralisme est récent. En 1997, Fareed Zakaria, auteur et journaliste américain d’origine indienne et spécialiste des relations internationales, le définit comme « une démocratie sans libéralisme constitutionnel qui produit des régimes centralisés, l’érosion de la liberté, des compétitions ethniques, des conflits et la guerre ».[1]

Les régimes qualifiés d’illibéraux sont donc des régimes dont les élections sont démocratiques mais dans lesquels la séparation des pouvoirs et l’État de droit sont bafoués. Ces régimes veulent ignorer les limites posées par leurs constitutions et affirment la préséance du politique. Ainsi, les résultats des élections prévalent sur le respect de l’État de droit et sur les libertés fondamentales. Comme le dit le politologue français Jacques Rupnik, il s’agit là de la prétention qu’ont un certain nombre de leaders et de partis, au nom d’élections gagnées, de s’arroger le monopole de la décision politique et la non acceptation du pluralisme. Certains parlent de « majoritaire », un peu comme si le temps de la démocratie devait s’arrêter au seul temps de l’élection. Ainsi, les ennemis de l’illibéralisme sont les corps intermédiaires, accusés de pervertir la volonté générale telle qu’elle s’est exprimée lors les élections. Les leaders illibéraux considèrent la presse comme une menace et tentent de la contrôler (comme l’a notamment fait Silvio Berlusconi en Italie), de la museler (c’est entre autres le cas en Hongrie et en Pologne) ou de la décrédibiliser (à l’instar du Président américain, Donald Trump, particulièrement adepte de cette stratégie). Dans cette même optique, les pouvoirs judiciaires doivent également être encadrés.

Malheureusement, le pouvoir hongrois n’a pas le monopole de cette dérive antidémocratique. Avec leurs spécificités, ces systèmes, que l’on surnomme également « démocratures », oscillant entre une démocratie qui s’éteint et une dictature qui émerge, se propagent dans l’Union européenne et à l’extérieur, comme le font les métastases infectant et affaiblissement progressivement un corps. Ces systèmes sont bel et bien un cancer pour nos sociétés démocratiques.

C’est le cas en Pologne où sévit le parti « Droit et justice », en Russie, dirigée de main de fer par Vladimir Poutine, en Turquie, où Recep Tayyip d’Erdoğan n’a de cesse d’autoproclamer son pouvoir, et également aux États-Unis avec la présidence destructrice d’un Donald Trump. Malgré leurs différences, il existe un fil rouge, une convergence entre ces systèmes. Ainsi, au lendemain de l’élection de Trump, Orbán ne manqua pas de se réjouir en déclarant : « La démocratie libérale, c’est terminé. Quelle journée, quelle journée ! ».

Au sein de l’Union européenne, les formations conservatrices ne sont pas les seules concernées par ces accommodements avec les droits. Le socialiste bulgare Robert Fico n’est pas en reste et le gouvernement roumain composée d’une coalition de sociaux-démocrates et de libéraux, peut lui aussi être rangé dans cette catégorie. L’usage d’ordonnances d’urgences, proclamées de nuit, a permis d’amender le code pénal roumain de façon à empêcher que de nombreuses personnalités politiques ne puissent être inquiétées pour les abus de pouvoir qu’elles avaient commis.

Le terme d’illibéralisme peut prêter à confusion dans la mesure où le libéralisme recouvre deux aspects ; d’une part, le libéralisme politique issu des Lumières et de la Révolution française et d’autre part, le libéralisme économique. Ce dernier ne pose manifestement aucun problème à Orbán et ses disciples. Au contraire, il est possible de soutenir l’hypothèse selon laquelle l’illibéralisme est, au fond, un sous-produit du néolibéralisme. L’idée que le libéralisme économique est une condition de la démocratie est réfutée par les faits. Le Chili de Pinochet en a été l’un des exemples les plus meurtriers et la Chine d’aujourd’hui montre à quel point le capitalisme a la possibilité de se développer sous des régimes non démocratiques. Dans un discours tenu en 2016, Viktor Orbán met très clairement en avant la pertinence économique de l’illibéralisme : « En tant qu’objectif pour répondre à un besoin de compétitivité économique à l’échelle internationale, l’État libéral présente un nouveau pivot identitaire, la nation dont la protection des intérêts justifierait une limitation, voire un détachement par exemple des libertés fondamentales ou de l’État de droit ». Il poursuit en considérant que le modèle libéral aurait « atteint ses limites car inadéquat au regard des défis économiques ». Oana Andreea Macovei, de l’Université de Toulouse, précise que « dans cette course mondiale de la compétitivité, l’illibéralisme aurait donc vocation à remplacer, à l’échelle européenne, l’ancien modèle ». On peut donc estimer que les tenants du capitalisme, comme ce fut le cas avec le compromis social à partir des années ‘80, considèrent que la démocratie libérale représente, aujourd’hui, un obstacle à son développement.

L’extension des idées illibérales est d’autant plus inquiétante qu’elles trouvent un allié au sein de l’extrême droite. Comme en atteste la participation au pouvoir de l’extrême droite en Autriche avec le FPÖ, ou en Italie avec La Lega qui, pour rappel, se présentait sous un cartel des droites où elle était associée à Forza Italia et la formation fasciste de Fratelli Italia.

Les propos de Marine Le Pen attestent de cette convergence. Elle qui ne cesse de vanter le nouveau gouvernement italien, où de faire montre de sympathie pour Orbán ou pour le président américain. Illibéralisme et extrême droite forment en effet un couple pervers qui met en danger les démocraties.

Dans une tribune publiée dans le journal Libération le 7 septembre 2017, le sociologue Éric Fassin allait jusqu’à associer le Président français, Emmanuel Macron, à cet illibéralisme qu’il combattait sur le terrain européen. Sans le rejoindre dans cette analyse, il est tout de même nécessaire de se questionner sur l’évolution actuelle du paysage politique français.

Par son élection, Macron a barré la route à l’extrême droite et a proposé une vision nouvelle pour l’Union européenne. Cette victoire a été rendue possible par l’éclatement des partis traditionnels et une campagne électorale durant laquelle le candidat Macron, dans un premier temps étiqueté à gauche, puis au centre, a fini par se faire l’apôtre d’une politique de droite et de gauche « en même temps » tout en oubliant cette dernière.

Ce qui caractérise ce que l’on appelle le « macronisme » est une relation quasi césarienne au pouvoir. La verticalité y est primordiale. Il y a le président puis le peuple. Entre les deux, les outils d’intermédiations sociales sont discrédités, considérés comme des legs du passé dont il faudrait se débarrasser. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment, durant sa première année de présidence, le président Macron a pris en compte l’avis des organisations syndicales. Elu largement, disposant d’une majorité absolue au Parlement, il règne en maître et marginalise l’opposition ainsi que l’Assemblée nationale tout en multipliant les attaques vis-à-vis d’une presse trop critique à son goût. Rien à voir toutefois avec les dérives d’un Erdoğan en Turquie ou d’un Trump aux États-Unis, car cela se fait dans le respect de la constitution et de l’Etat de droit. Pour autant, cela ne peut nous empêcher de nous questionner.

Cette mutation du paysage politique français est d’autant plus interpellante que les partis traditionnels semblent avoir laissé la place à des formations construites de façon très verticale, avec une personnification extrême de leurs leaders. C’est le cas pour La République en Marche, mais aussi pour La France insoumise dirigée par Jean-Luc Mélenchon. Quant au Front national, cosmétiquement rebaptisé Rassemblement national, il se résume à un nom de famille, même si la plus jeune a un temps tenté un ravalement de façade en se posant comme « Maréchal » de réserve. Idée qui pourrait resurgir à l’avenir.

Il n’est pas ici question de confondre ces formations aux programmes divers mais la forte personnalisation du pouvoir, la montée en puissance de l’exécutif face au Parlement, la mise en cause de l’intermédiation sociale ne peut que nous interpeller.

Cette courte analyse a pour seule ambition de susciter le débat, tant sur les constats que sur les évolutions. Elle doit également nous permettre de dégager des pistes de résistances, avec, au cœur de celles-ci, l’assurance d’une presse indépendante et critique, mais aussi de processus d’éducation permanente performants. Plus l’esprit critique du citoyen est aiguisé, plus ses opinions sont fines et tranchées : de celles qui permettent de peser dans les décisions qui le concernent.

[1] Fareed Zakaria, « The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, n°76, novembre-décembre 1997

Opinion publiée dans le magazine « POUR » le 5 septembre 2018

En camion, mais dans quelles conditions?

Point besoin d’un long exposé pour saisir la réalité du secteur du transport dans l’Union européenne. Circuler sur la E411 entre Arlon et Bruxelles suffit amplement à en constater l’ « évolution ». Si, en dépassant les longues files de poids lourds, vous vous amusez à faire l’inventaire des plaques d’immatriculation et de leurs origines, les plaques rouges et blanches belgo-belges vont finir par vous sembler exotiques… Plus que jamais le transport international porte bien son nom. Malheureusement, il n’emprunte pas la voie d’une concurrence équitable et de conditions de travail décentes pour les chauffeurs. Que du contraire !

Petit détour instructif en soirée, sur un parking autoroutier.

Non loin d’un camion, une poêle frétille sur un petit brûleur. On hume le fumet du repas qui se prépare. Darius, chauffeur roumain, va passer « à table ».  Par chance, le temps est sec et la pluie ne viendra pas battre la fenêtre de sa cabine lorsqu’il y passera la nuit. Avant de s’endormir, il partage quelques instants avec sa compagne et ses enfants. Grâce à son téléphone portable, bien sûr. Pas question de repasser à la maison. Le retour, dans le meilleur des cas, ce sera dans quelques jours, voire quelques semaines. Heureusement, la photo de ses proches est en bonne place dans son bahut et l’accompagne sur la route.

Un peu plus loin, quatre petits camions. Assis sur des blocs de bétons, les chauffeurs discutent en fumant une cigarette. La nuit, ils la passeront eux aussi dans leur cabine. Au mieux, il leur est possible de s’étendre. Au pire, les sièges feront l’affaire. La plupart du temps, pas de quoi prendre une douche, ni satisfaire au minimum d’hygiène. À voir cela, on pense aux temps de Zola.

Ces petits camions sont vecteurs d’une incroyable dégradation : celle des conditions de travail des chauffeurs. De plus, ils constituent un grand danger pour la sécurité routière : pas de tachymètres, pas de limites pour les heures passées au volant, pas de règles de sécurité, ni de contrôles sur la cargaison. Faudra-t-il une catastrophe pour qu’une législation interdise enfin ce type de pratique ?  Tout transport à vocation commerciale devrait être soumis aux mêmes règles ; et ce quel qu’en soit le tonnage.

La libre circulation fait partie des principes fondamentaux de l’Union européenne. Il s’agit là d’un indéniable progrès : pouvoir circuler librement, ne plus connaître de barrières aux frontières. Il faut favoriser cette mobilité. En soi, la diversité des immatriculations des camions n’est pas une mauvaise chose. Par contre, ce qui est de plus en plus problématique, c’est cette mobilité débridée, insuffisamment encadrée. En l’absence d’une réelle régulation, nous assistons, impuissants, au développement d’une concurrence sauvage qui oppose les entreprises entre elles en donnant l’avantage au « moins-disant » social ; à celle qui proposera les prix les plus bas. La conséquence : l’impossibilité pour les entreprises qui respectent des conditions de travail et des salaires décents de rester concurrentielles. Cette concurrence tire les conditions de travail vers le bas. Elle conduit à une véritable régression sociale. Comment en effet obtenir un marché quand les concurrents travaillent avec des salaires nettement inférieurs au salaire minimum ? Comme dans les autres secteurs, le mauvais emploi en vient à chasser le bon. Les conséquences sont désastreuses : fermetures d’entreprises en cascade, pertes d’emplois, dégradation des conditions de travail et, in fine, augmentation du danger sur nos routes.

Cette semaine, en session plénière à Strasbourg, le Parlement européen a majoritairement rejeté une proposition de réforme des règles de transport. Et pour cause, celle-ci aurait conduit à augmenter le temps de travail des chauffeurs, à diminuer leur temps de repos, et à légaliser les nuits dans la cabine.

Une majorité de députés, dont je suis, a entendu les préoccupations des Syndicats européens des salariés du transport (EFT). Ce vote ne s’est pas fait sans débat. Il a même profondément divisé les groupes politiques en leur sein.

Certains estiment que ce vote est l’expression d’un retour au protectionnisme, d’un nationalisme voire de l’égoïsme de pays qui « profitent d’un niveau de vie plus important ».

Les chauffeurs des pays plus à l’Est ou plus au Sud de l’Union sont les bienvenus mais il va de leur propre intérêt qu’ils bénéficient de conditions de vie décentes. La concurrence intra-européenne doit se faire sur une base équitable et non en favorisant les conditions d’une concurrence sauvage.

Ce vote exprime en creux l’opposition entre le projet d’une Europe néo-libérale et celui d’une Europe sociale. La commission « Transport » du Parlement européen va devoir revoir ses propositions. Espérons que cette révision permette l’émergence d’une législation européenne compatible avec un nécessaire « Fair Transport Europe[1] ».

[1] Transport européen équitable

Les dessous de la politique familiale polonaise

Voici quelques jours, j’étais interviewé par un journaliste de Bel-RTL au sujet de la Pologne. La question portait sur le niveau élevé des allocations familiales dans ce pays. Faut-il y voir ou non un modèle à suivre au niveau européen? Le niveau des allocations familiales en Pologne avoisinent les 25% du salaire mensuel moyen. Avec le programme 500+, chaque couple ayant deux enfants à charge reçoit 500 złotys – près de 120 euros – par mois. De prime abord, on imagine difficilement quelqu’un s’opposer à une telle mesure, harmonisée au niveau européen. Toutefois, il faut certainement se poser la question de l’objectif poursuivi par le gouvernement polonais.

À l’origine, les allocations familiales polonaises faisaient partie d’une politique visant à encourager la natalité. Progressivement, les allocations familiales se sont muées en compléments de rémunération pour les ménages avec enfants. Un appoint non négligeable, en particulier pour les personnes aux revenus moins élevés.

Mais il faut garder à l’esprit que la Pologne est actuellement dirigée par un gouvernement ultraconservateur. Ses dirigeants ont prouvé à maintes reprises qu’ils étaient en rupture avec les valeurs fondamentales de l’Union européenne. À titre d’exemples, citons le refus d’accueillir des réfugiés, des atteintes aux droits des femmes dont celui à l’avortement, des reculs des libertés économiques, comme la neutralisation des contre-pouvoirs dont la justice, le tribunal constitutionnel ou les médias.

Le refus de l’immigration correspond à la volonté du gouvernement de conserver une Pologne centrée sur les valeurs catholiques. Dans cette conception, l’étranger – en particulier celui qui ne partage pas la même religion – est une menace. Or, en Pologne comme dans d’autres pays, le vieillissement de la population constitue un défi. Payer les retraites nécessite d’avoir une jeune main d’œuvre qui cotise. Et dès lors que vous faites une croix sur l’immigration, il devient nécessaire de « compenser » en favorisant la natalité afin d’équilibrer les évolutions démographiques.

De plus, le PiS, parti au pouvoir en Pologne, semble avoir une conception bien singulière du rôle de la femme. Celle-ci doit être avant tout une mère s’occupant des enfants. Sa place serait donc à la maison et, par conséquent, les allocations familiales doivent l’encourager.

L’Union européenne ne peut donc s’orienter vers ce type de politique familiale, sous-tendue par une vision particulièrement rétrograde de la société. Ces considérations ne sont pas l’apanage de la Pologne uniquement. En Hongrie, notamment, Monsieur Orbán et les membres de son gouvernement se font les chantres de l’illibéralisme, fondé sur une conception ultraconservatrice et nationaliste en totale opposition aux valeurs démocratiques européennes. On peut y voir l’expression d’une « extrême-droitisation » de nos sociétés que l’on retrouve malheureusement aussi hors de l’Union européenne, entre autres en Turquie avec Monsieur Erdoğan ou aux États-Unis avec Monsieur Trump.

Il est donc indispensable de contextualiser les mesures en regard de la situation d’un pays et dans le cadre des objectifs politiques poursuivis.

Coin lecture: « Au Café existentialiste »

En ouvrant ce livre, c’est comme si vous poussiez la porte du Café de Flore à Paris. Dans un coin, un groupe est attablé et la discussion semble vive. Il y a là une dame aux cheveux tenus par un turban, un drôle de petit monsieur, pas très beau, la pipe en bouche, le plus bavard, un autre qui fume cigarette sur cigarette, un troisième qui paraît plus calme. En s’approchant quelque peu, ne vous étonnez pas : ils sont en train de se disputer au sujet d’un verre de cocktail à l’abricot. A les écouter, ce n’est plus un verre, ni même une chose, c’est un « phénomène ». Mais oui, vous êtes bien en face de Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Raymond Aron. Leur discussion s’enflamme, le monde existentialiste est convoqué ; Boris Vian, Merleau-Ponty, Husserl, Heidegger, Hannah Arendt, Kierkegaard, Simone Veil et bien d’autres.

Tout au long des pages de ce livre, l’auteure, Sarah Bakewell, nous fait pénétrer au cœur du courant philosophique et des principaux concepts à la base de l’existentialisme. Rien à voir avec un cours de philo ou une lecture encyclopédique, cela se lit comme un roman dont il est difficile de se défaire tant on en dévore les premières pages. Pas besoin d’avoir fait l’université  pour comprendre et prendre part, au travers de l’histoire, aux débats qui ont construit la pensée de toute une époque, et qui reste d’une grande pertinence aujourd’hui.

J’ai rarement lu un livre aussi passionnant. En mettant en scène ces personnages, l’auteure nous prend par la main et nous emmène en voyage dans la pensée.  Par son côté passionnant et abordable, cet ouvrage me fait penser à un autre roman philosophique – bien qu’il s’agisse d’une démarche différente –  « Le monde de Sophie » de Jostein Gaarder.

« Au Café existentialiste » de Sarah Bakewell,
aux éditions Albin Michel.

Territoires oubliés : le pénible train-train quotidien

Ce matin, c’est en gare de Sedan que je me trouve afin de prendre le TGV en direction de Paris pour y participer à une conférence-débat consacrée au dialogue social européen. Il était un peu plus de 5h et la nuit s’égrenait encore lorsque j’ai pris la route depuis Bertrix pour rejoindre le Grand Est. Un peu de stress avant d’arriver, craignant de perdre du temps pour me garer, mais sur place, le parking est encore à moitié vide. Je suis à l’heure. La petite musique caractéristique de la SNCF retentit et mon train est annoncé.

Sur le quai, quatre ou cinq personnes patientent. Mais bientôt, les regards se font interrogatifs et je sens poindre chez les uns et les autres une certaine inquiétude. Le train serait-il en retard ?

De l’autre côté du quai, le chef de gare nous interpelle : le train n’est pas en retard… il est supprimé. Nous nous empressons de le rejoindre et les questions fusent autant que les complaintes. Le jeune homme, sympathique au demeurant, semble désolé mais bien démuni face aux demandes pressantes des voyageurs. C’est qu’il a appris cette suppression à l’instant et sans plus de précisions.

Dans le groupe, un jeune en survêt’, sac au dos, se montre particulièrement excédé. Pour lui, cette annonce tombe comme une condamnation. Sans emploi, il « monte » à Reims pour y passer un examen de recrutement. En retard, il ne sera tout simplement pas admis. Des mois qu’il attendait ce rendez-vous. La suppression du train aura pour douloureuse conséquence de reporter d’un an la chance de décrocher ce poste qu’il convoitait. En restant calme, il prend la peine d’expliquer la situation au chef de gare, sans lui en vouloir d’ailleurs, mais en exprimant son amère déception.

Le chef de gare saisit alors son téléphone pour tenter de trouver une solution, en faisant dépêcher un taxi sur place au plus vite. Malheureusement, il lui est répondu que cela ne sera pas possible. Ce matin, le constat se fait aussi froid que le climat : la chance se refuse à sourire.

Se confondant en excuses, le chef de gare, déconfit, redirige les voyageurs restants vers un autre train, qui arrivera dans un peu moins d’une heure.

Sur le quai, un train aux portes closes est en attente. Le chef de gare me rejoint alors et nous entamons la conversation. Cette situation est-elle fréquente ? Sa réponse est sans équivoque : oui. « Cela arrive souvent. Des trains sont supprimés et la SNCF ne prend même pas la peine de nous en avertir. À nous ensuite de gérer comme on le peut le mécontentement des voyageurs… » En quelques mots comme autant de soupirs, on devine là toute sa démotivation. Sa déception aussi. D’ailleurs, sa « petite gare de Sedan », il pressent qu’elle ne tardera pas à être fermée. Désormais, à la SNCF, c’est la rentabilité et le business qui comptent ; la notion de service au public s’est, semble-t-il, perdue en chemin…

C’est écrit, « Ils vont supprimer les petites lignes. », ajoute-il, dépité. Comme si la France s’arrêtait après Reims. Passé Charleville, c’est le bout du monde. Une région oubliée.  « Les grèves, on en a fait plusieurs ! Mais, vous savez ici, ce n’est pas comme en Belgique… Il n’y a pas assez de syndiqués, puis faire grève, ça coûte cher et on ne peut pas se le permettre. Avec 1600 € par mois, les primes, les services qui commencent très tôt ou se terminent très tard, on en vient à se demander pourquoi on travaille… »

Cet employé de la SNCF habite à quelques dizaines de kilomètres de là. Dans la région, la plupart des entreprises ont mis la clé sous la porte. Une alternative lui a bien traversé l’esprit : partir. « Peut-être, mais il faudrait vendre la maison et dans le village, elles sont déjà nombreuses sur le marché. J’ai contacté une agence immobilière il y a six mois… Six mois sans la moindre offre. »

Il m’explique aussi combien la vie est difficile au village. Depuis que les entreprises du coin ont fermé, de nombreux habitants vivent du RSA, le revenu minimum. Et, malgré son travail, au bout du mois, il ne lui reste guère plus qu’eux. Ces autres « qui ne font rien et qui, en plus, font du bruit »… Des comportements qui dérangent.

La fracture sociale ne sépare pas les très riches des très pauvres, non : il n’y a pas de riches ; il y a d’un côté ceux qui sont exclus de la société et se débrouillent avec leurs allocations et de l’autre, ceux qui partent travailler chaque jour avec la peur de perdre leur job. Le village est comme coupé en deux.

Dans le train, je préviens les organisateurs de la conférence de mon retard, mais mon esprit est resté à quai. Dans cette scène de vie quotidienne, il y a toute la désespérance. Celle de ces jeunes qui ont envie de vivre et de travailler au pays et cherchent inlassablement un job, celle d’une région rurale qui se sent oubliée, et puis celle des voyageurs dont les trains ne passeront bientôt plus, et des agents de la fonction publique qui, bien que convaincus de la plus-value de leur mission de service à la population, se retrouvent seuls et démunis face aux utilisateurs mécontents.

Des villages de France où, comme à d’autres endroits que l’on connait, les moins privilégiés s’opposent aux plus pauvres, car la paupérisation des territoires rend le quotidien et la vie commune de plus en plus pénibles.

L’on s’étonnera encore de la montée de forces rétrogrades comme l’extrême droite, mais nous aurons beau y opposer de beaux discours depuis Paris ou Bruxelles : le nécessaire renforcement de la démocratie gangrénée par les « populismes » n’aura de sens que lorsqu’on se penchera sur ces territoires trop longtemps délaissés, et que l’on cessera de sacrifier le service public sur l’autel de la compétitivité.

Le caillou dans la botte de l’Europe

Dimanche 4 mars, les Italiens ont voté en nombre (plus de 70% des citoyens se sont déplacés) pour exprimer leur voix et aussi faire entendre leur mécontentement. Car, en effet, les résultats ne trompent pas : le Movimento 5 Stelle, antisystème et hétéroclite, arrive en tête et fait mine d’incarner le renouveau politique malgré les frasques de certains de ses membres, tandis que la Lega de Matteo Salvini, parti nauséabond d’extrême droite qui clame « Les Italiens d’abord » dès qu’est prononcé le mot « migrants », fait un résultat supérieur à Forza Italia, le parti de l’inoxydable – bien qu’inéligible – Silvio Berlusconi. La gauche paie l’addition salée de l’insatisfaction. Jamais Matteo Renzi, ancien président du Conseil et chef de file du Parti démocrate (PD), n’a réussi à redresser la situation socio-économique italienne. Il incarnait un vent nouveau et n’a eu de cesse de doucher les espoirs de ses concitoyens (en écrivant ces lignes, on ne peut s’empêcher de penser à l’actuelle désillusion de nombreux Français vis-à-vis d’Emmanuel Macron). Un Italien sur deux estime en effet que sa propre situation s’est aggravée durant ces deux dernières années.

Les Italiens sont désabusés. Ils se sentent abandonnés non seulement par leurs propres dirigeants, mais aussi par l’Europe, qui n’est pas parvenue à imposer une solution équitable à la gestion des flux migratoires.

C’est qu’en Italie, cette question est particulièrement aiguë. Elle a alimenté la campagne électorale dans un climat délétère. Alors qu’en 2013, le sujet de l’immigration était majeur pour 5% seulement des électeurs, il l’est aujourd’hui pour 30% d’entre eux. Et pour cause : près de 700.000 migrants ont depuis débarqué sur les côtes italiennes (majoritairement des migrants économiques arrivant d’Afrique par les côtes libyennes et la Méditerranée).

L’échec de la Commission européenne par rapport aux quotas imposés de réfugiés – idée vigoureusement combattue par les pays de l’Est – a pesé sur les élections italiennes, masquant même les élans de solidarité des citoyens qui, rapidement, se sont sentis dépassés. En l’espèce, en fermant leurs portes comme on dirait « Tirez votre plan avec vos migrants », la France et l’Autriche n’ont certainement pas aidé…

Il a alors suffi aux partis de droite et europhobes de souffler sur les braises ; au Nord, inquiété par les flux migratoires, et au Sud, en retard économique, pour exacerber le sentiment de peur instillé depuis des années dans la population italienne.

Ensuite, on aurait tort de placer les enjeux socio-économiques au second plan. L’Italie est certes la troisième économie de la zone euro mais, bien qu’elle renoue doucettement avec la croissance, elle souffre toujours de la désindustrialisation amorcée dans les années ’70, d’une dette colossale et d’un chômage conséquent qui frappe particulièrement les jeunes (dont plus de 120.000 émigrent chaque année !).

Les réformes du marché du travail initiées par Renzi en 2014-2015 – notamment le Jobs Act – ont échoué et n’ont franchement rien à « envier » aux contrats de travail précaires mis en œuvre en Allemagne.

En s’exprimant durement mais démocratiquement, les Italiens nous envoient un signal et nous renvoient un constat d’échec, prouvant aussi que les fervents défenseurs du Brexit n’ont pas emporté avec eux le sentiment antieuropéen (NB : seulement 56% des Italiens voteraient aujourd’hui pour un maintien de leur pays au sein de l’Union européenne. Europe qu’ils ont, du reste, largement contribué à créer).

Ce délitement de la social-démocratie n’est pas l’apanage de l’Italie et la droitisation extrême de divers gouvernements tient aussi à la responsabilité des forces conservatrices qui ont validé certaines compromissions. Ainsi, sur la photographie de l’Europe actuelle figurent l’illibéralisme de Viktor Orbán en Hongrie, le gouvernement conservateur polonais mené par le PiS, le gouvernement autrichien de Sebastian Kurz auquel est associé le FPÖ, parti d’extrême droite, et d’autres formes d’autoritarismes inquiétants en Bulgarie et, aux portes de l’Union, en Serbie et en Turquie.

Le temps de l’alliance de convenance entre centre gauche et centre droit pour diriger les institutions européennes a vécu.

Quelle solution apporter face à ce désenchantement manifeste et – faut-il l’admettre – légitime ?

Faisons de l’Europe sociale autre chose qu’un vœu pieu !

La formule parait éculée tant elle a pris, ces dernières années, des allures de monstre du Loch Ness, que l’on voyait ressortir opportunément à l’occasion. Et pourtant. Le mal de l’Italie comme du projet européen se situe bien là. Le réflexe pavlovien de bétonner les frontières ou, à tout le moins, de focaliser son attention sur celles-ci est révélateur. Lorsque l’organisme est affaibli, on n’a pas envie de se découvrir… Ajoutez à cela le fait qu’en Italie la migration se double, sans qu’elles ne soient liées, d’une émigration (les jeunes s’en vont car ils n’ont pas de travail) et vous obtiendrez le cocktail détonnant servi aux citoyens sur un plateau par les populistes.

Pour l’Italie comme pour les autres pays du Sud de l’Europe, la solution réside plus qu’en toute autre chose en un renforcement des systèmes de protection sociale et en une revitalisation de l’emploi, avec une exigence de qualité. Non seulement l’Italie souffre de voir ses forces vives quitter la péninsule, mais elle a, de plus, désinvestit des champs aussi porteurs que la recherche et le développement ; la faisant dès lors dépendre de l’extérieur.

La tâche dépasse largement les bords de la méditerranée, c’est pourquoi l’Union européenne a un rôle crucial à jouer. Si l’Europe ne parvient pas demain à être un tout supérieur à la somme de ses parties, si l’Europe ne peut redevenir rapidement un modèle social exemplaire aux yeux du monde et un acteur de première ligne s’exprimant d’une seule voix face aux autres puissances, alors nous assisterons à sa désintégration progressive et reviendrons aux pré-carrés nationaux, pourtant très inadaptés à un monde globalisé.

Pour l’heure, Rome doit composer avec une équation pour le moins compliquée et nul doute que la maestria politique du Président de la République doit aider à la formation d’un gouvernement stable. Après l’extrême populisme, les promesses irréalistes et les invectives qui ont miné la campagne, le bon sens doit faire son retour. Pour le fréquenter au sein du Parlement européen, le Movimento 5 Stelle peut se révéler déroutant, mais il n’est pas impossible de travailler avec ses membres. En réalité, sa ligne politique ne semble pas arrêtée et tient davantage au marketing, aussi pourrait-on espérer qu’elle emprunte cette fois la bonne voie. Malheureusement, la récente gestion calamiteuse de Rome ne plaide pas en leur faveur.

Sans l’Italie, le moteur franco-allemand de l’Europe aura des ratés. La situation est grave mais pas désespérée. Mais pas plus en Italie qu’ailleurs il n’y a de botte secrète. Pour autant, les dirigeants européens, qu’ils soient à la Commission ou représentent leur pays à la table du Conseil, doivent tous se montrer responsables, ambitieux, mais aussi fermes quand il le faut (n’en déplaise au groupe de Visegrád, l’Union européenne comporte des droits mais aussi des devoirs !). Moins que le prix de l’optimisme, c’est celui du salut de l’Europe.