Le manque d’Europe sociale fait rire jaune

La question des risques sociaux et celle des risques environnementaux sont intimement liées. Elles se croisent aujourd’hui au sein des « gilets jaunes ». Cette colère a pris sa source à l’aune de la hausse de la taxe sur le carburant, mais celle-ci est, semble-t-il, la goutte d’eau qui fait déborder le vase.  Le mouvement entend aussi dénoncer une baisse pouvoir d’achat et atteste de l’affaiblissement des mécanismes d’intermédiation sociale. De nombreux citoyens se sentent délaissés dans ce monde globalisé où le pouvoir échappe aux acteurs « lambda » qu’ils soient politiques ou sociaux.

Nos sociétés d’après-guerre se sont édifiées sur un compromis social : celui d’un marché libre compensé par des dispositifs collectifs, le droit du travail et la protection sociale. Aujourd’hui, ce compromis est remis en question. L’affaiblissement structurel des dispositifs collectifs a pour conséquence d’isoler les individus, en particulier les salariés, les précarisés mais également les classes moyennes.

L’Europe sociale se fait attendre

L’Europe sociale serait-elle, comme dans les légendes, le trésor censé se trouver au pied de l’arc-en-ciel : plus on croit s’en rapprocher, plus il s’éloigne ? Le progrès social semble être devenu une cible hors de portée.

Petit retour au berceau de l’Europe sociale pour en comprendre l’évolution. Bien avant la naissance de l’Union européenne, les solidarités se construisaient au départ des familles, sur base clanique, à l’intérieur de la cité puis au-delà. Avec l’industrialisation, les revendications sociales se sont fait jour dans les ateliers tout d’abord jusqu’à atteindre ensuite le niveau des États-nations. Cela explique que les matières sociales soient encore aujourd’hui des compétences nationales, en grande majorité.

Dans l’immédiate après-guerre, la prise en compte du « social » s’est axée sur la volonté de reconstruire rapidement l’économie européenne, dans une vision libérale (économiquement et politiquement) et la crainte d’une contamination communiste. Cette double conception a présidé au développement social progressif au niveau européen, notamment avec l’intégration de représentants des salariés dans les organes de la CECA.

La période qui s’en est suivi – les années 60-70 – a été celle de la construction européenne auréolée d’une amélioration constante des conditions de vie, avec le soutien passif des populations. Puis vint la période qui a véritablement marqué l’Europe sociale de son empreinte (au point que l’on s’y réfère encore aujourd’hui) : celle de Jacques Delors, à la tête de la Commission européenne de 1985 à 1995. En découlent, entre autres, la mise en place du dialogue social européen et l’émergence de partenaires sociaux à l’échelon européen.

Cet « âge d’or » de l’Europe sociale prit fin au cours des années Thatcher-Reagan, marquées du sceau du néo-libéralisme, avec l’avènement de la globalisation et de la financiarisation de l’économie. Elles signent la fin des idées de planification, populaires du temps des Jean Monnet et autres Mansholt.

Avec la chute du mur de Berlin et la disparition du « danger rouge », dans les années 90, il est devenu « moins nécessaire » de faire des concessions vis-à-vis salariés. A ce délitement des collectifs de travail et à l’individualisation galopante dans la vieille Europe s’est ajoutée la faiblesse des organisations syndicales et l’absence de culture de concertation sociale dans les anciens pays communistes ; ce qui modifia considérablement le rapport de force sur le terrain social.

La création de la monnaie unique eut également son revers : la dévaluation compétitive était désormais impossible. Les États privilégièrent alors les dévaluations salariales et la diminution des protections sociales, fragilisant ainsi l’édifice – toujours en construction – de l’Europe sociale.

D’inspiration très libérale, avec la Commission Barroso, les années 2000 sont celles des crises financières et aussi des politiques austéritaires sur lesquelles s’est arque-boutée l’Union européenne avec les conséquences désastreuses que l’on sait.

Aujourd’hui, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, s’est donné pour mission de redéployer la dimension sociale de l’Europe, mettant en ligne de mire dès son investiture un « Trilple A social ». Malheureusement, le démarrage fut ralenti par d’importants soubresauts tels que les Luxleaks et le Brexit. À sa décharge, la préséance des 28 chefs d’États et de gouvernement réunis au Conseil n’aide pas à faire avancer rapidement la cause sociale. Notons toutefois un pas dans la bonne direction : le Sommet de Göteborg qui s’est tenu en novembre 2017 et a abouti à la proclamation du Socle européen des Droits sociaux. Le travail se poursuit dans un certain nombre de dossiers, mais il reste fort à faire. En tant que vice-Président de la commission Emploi et Affaires sociales au Parlement européen, je suis bien placé pour percevoir les lignes de fractures dans les débats consacrés aux enjeux sociaux européens. En simplifiant quelque peu, les débats politiques se cristallisent essentiellement autour d’un axe gauche-droite, en parallèle d’une autre ligne de démarcation entre « anciens » et « nouveaux » États membres. Ces derniers n’ayant pas la même histoire, ils réservent une place plus réduite aux partenaires sociaux.

Lors de la prochaine législature 2019-2024, l’Union européenne devra impérativement passer des paroles aux actes pour rendre à l’Union européenne son caractère social, et surtout le prouver sur le terrain à ses 500 millions de citoyens. Faute de quoi, les forces anti-européennes l’emporteront dans un repli nationaliste.

Les gilets jaunes, dans l’antichambre de l’Europe sociale

Ce n’est pas anodin si le mouvement des « gilets jaunes » prend une telle ampleur dans un pays comme la France où le pouvoir s’exerce de façon particulièrement verticale et où les corps intermédiaires sont particulièrement fragilisés. Ce mouvement atteste qu’une transition écologique n’est possible que si elle est soutenue par des politiques sociales, en particulier à destination des moins favorisées. À l’exception des climato-sceptiques qui font le choix des égoïsmes à court terme, tout le monde considère aujourd’hui que la transition écologique vers une économie décarbonée est un enjeu central pour l’avenir de nos sociétés. Le terreau de cette révolte est à chercher dans les politiques sociales régressives, où les plus démunis sont sans cesse mis à contribution quand les plus riches, eux, en sont dispensés (cf. disparition de la taxe sur la fortune et autres évasions fiscales). Les citoyens ne savent pas de quoi demain sera fait. Ils craignent pour l’avenir de leurs enfants et aussi pour leur retraite. Ils ne se sentent plus écoutés ni respectés par les élites. De plus, ils voient les pôles de décisions s’éloigner de leurs territoires. Les services de proximité disparaissent peu à peu des zones rurales avec pour conséquence de devoir parcourir de plus en plus de kilomètres pour aller travailler, se rendre à la gare, au bureau de poste ou régler des tâches administratives. Enfin, ces territoires oubliés sont devenus des déserts de soins médicaux.

L’affaiblissement des dimensions collectives et des outils d’intermédiation sociale provoque le délitement du vivre-ensemble et place le citoyen seul face à ses inquiétudes, face à ses doutes.

Comme derniers rempart face au néo-libéralisme, on retrouve les mouvements syndicaux et également les mutualités, qui reposent sur des millions de membres et sont portées par des dizaines de milliers de bénévoles. Comme autant de pôles de solidarité et de résistance face au règne de l’individualisme.

Ma conviction est que l’Europe de demain sera sociale ou ne sera pas. Plus qu’un défi, cette Europe qui protège socialement et environnementalement est une nécessité. En cela, la proposition du leader de la CFDT, Laurent Berger, qui réclame un « Pacte social pour la conversion écologique » me parait pertinente. Pourquoi ne pas en défendre l’idée au niveau européen? C’est là un enjeu majeur des prochaines élections européennes qui se tiendront en mai prochain.