Sociologue et spécialiste des questions relatives à la digitalisation, Antonio CASILLI a publié de nombreux ouvrages dont le dernier « En attendant les robots, enquête sur le travail du clic » en 2019. Ce jeudi, « Libération » publie une interview où il décrit la façon dont le confinement se décline différemment selon sa place dans la société. En synthèse, il montre que cette crise est révélatrice d’inégalités dans le monde du travail et dans la société. Il pointe également les limites du mythe de l’intelligence artificielle.
Pour le sociologue Antonio Casilli, la crise du coronavirus est révélatrice des inégalités entre ceux qui peuvent télétravailler et les employés en fin de chaîne, caissiers, livreurs ou transporteurs, dont les métiers sur le terrain s’avèrent indispensables. Malgré les promesses du tout-numérique.
«Le confinement se décline différemment selon sa place dans la société»
Le
confinement lié au coronavirus met au jour les limites de la société du
tout-numérique : les visioconférences ne remplacent pas les amis, le
télétravail devient pesant sans aucun contact réel, les ordinateurs tombent en
panne pour ceux qui en ont. Pour le sociologue Antonio Casilli, professeur à Télécom
Paris, la crise révèle une fracture sociale qui sous-tend ces inégalités
numériques, entre travailleurs en bout de chaîne (caissières, livreurs,
transporteurs, etc.) et cadres télétravaillant depuis chez eux, ou mieux
depuis leur maison de campagne. Pour l’auteur d’En attendant les robots.
Enquête sur le travail du clic (Seuil, 2019), cette crise pourrait en sus
avoir une conséquence inattendue : l’intelligence artificielle, privée de ses
travailleurs du clic, risque dans les prochains mois de devenir moins
intelligente.
Profiter de la quarantaine, est-ce
un privilège de classe ?
La
quarantaine se décline différemment selon sa place dans la société. Pour ceux
qui ont un capital financier qui leur permet d’avoir des biens immobiliers, des
résidences secondaires, des jardins, le confinement peut se transformer en une
expérience de retraite, de loisir, de déconnexion. Ce sont souvent les
personnes issues des catégories sociales les plus aisées, qui sont dotées d’un
capital social plus important et qui déjà, en temps normal, sont ciblées par ce
discours de la «détox sociale». Cela ne change pas : le confinement est
maintenant vu comme l’occasion de se décharger de cette surenchère de
sociabilité à laquelle ils étaient exposés auparavant.
Mais il y
a des laissés-pour-compte : des personnes qui font partie des classes
populaires, qui assurent les last miles jobs [emplois du dernier
kilomètre, ndlr]. Ce sont ceux qui réalisent le dernier bout de la chaîne de
production ou d’approvisionnement : livrer, transporter, conduire,
conditionner, vendre. lls réalisent des activités qui les mettent dans des
situations de proximité avec les autres – et qui ont donc des risques de
contamination plus importants.
Que révèle le confinement sur la nature de
ces professions ?
La première
chose est que ces métiers ne s’arrêtent pas avec la quarantaine. Ces dernières
années, ces employés ont été les plus précarisés, parce qu’ils ont été exposés
à une érosion de leurs droits ; ils ont souvent été transformés en free-lances
précaires, ou ont été «ubérisés». Les syndicats commencent à se faire entendre,
pour dire que ces situations vont bientôt devenir tragiques parce que ces
travailleurs n’ont plus de source stable de revenus et vont donc être exposés à
de lourdes pertes dans les mois à venir, et qu’ils n’ont pas accès aux droits
sociaux, réservés aux travailleurs salariés. Leur position montre combien la
quarantaine est un mécanisme social à deux vitesses.
Le
personnel de santé représente aussi un exemple notable de la nécessité de protéger
tout travail à forte proximité avec le public. Il faudra non seulement enrayer
l’érosion de leurs acquis sociaux actée par les gouvernements de la dernière
décennie, mais aussi œuvrer pour les généraliser aux autres métiers du dernier
kilomètre.
L’épidémie du coronavirus fait-elle ressortir
encore plus fortement les inégalités ?
Cette
crise est un énorme révélateur social et économique : le masque tombe et, dans
le cas de certains nouveaux métiers liés au numérique, ceux qui avaient cru
être des travailleurs sublimes, des indépendants qui choisissent leur
condition, doivent admettre qu’une partie de leur situation est subie. Cela a,
au moins, le mérite d’alerter sur la précarisation qu’ont subie des professions
comme graphiste, traducteur, designer, ces dernières années, en grande partie à
cause des plateformes numériques.
En
réponse à la crise, le télétravail a été présenté comme la panacée. Mais cette
rhétorique a des limites. Pour pouvoir télétravailler correctement, il faut
avoir un chez-soi convenable, ce qui impose d’avoir un capital économique
suffisant. Pour ceux qui vivent dans quelques mètres carrés ou qui ont des
situations familiales difficiles, surtout pour les femmes, le télétravail peut
se transformer en une double peine : en plus de la pénibilité et des rythmes de
leur propre travail dans des logements qui ne sont pas toujours adaptés, il y a
le travail du suivi des enfants ou des personnes âgées à assurer en même temps.
Qu’en est-il des «microtravailleurs du Web», que
vous avez étudiés dans votre dernier livre, En attendant les
robots ?
Ces
personnes réalisent des tâches fragmentées pour calibrer les intelligences
artificielles, souvent depuis leurs propres équipements. Même si la nature de
leur métier en fait des candidats idéaux pour le télétravail ceci n’est pas le
cas pour toutes les catégories de microtravailleurs. Les modérateurs de
plateformes sociales réalisent des tâches qui ont un niveau de confidentialité
très élevé : ils manipulent des données sensibles. Les contrats qui les lient
aux entreprises – qu’il s’agisse de grands groupes comme Facebook ou de
sous-traitants – contiennent des clauses de non-dévoilement très
contraignantes. L’employeur leur impose de travailler à des rythmes
insupportables, ils n’ont le droit d’amener ni smartphone ni de quoi prendre
des notes, confidentialité oblige. Ils sont presque dans une situation
d’enfermement. C’est pourquoi ils ne peuvent pas télétravailler, même en cette
période exceptionnelle : ils sont, pour certains, obligés de se rendre sur leur
lieu de travail, quand les cadres de la même entreprise peuvent rester chez
eux.
Les
microtravailleurs sont aussi des travailleurs du dernier kilomètre dont on
ignore l’utilité profonde. Il ne s’agit pas du dernier kilomètre de la chaîne
de livraison, mais des services numériques. Ce sont les personnes qui
s’occupent d’adapter le modèle idéal d’un logiciel, comme votre GPS ou votre
système de ventes en ligne, à la condition particulière de son utilisateur. Ils
améliorent l’intelligence artificielle, calibrent les algorithmes. S’ils
cessent de microtravailler, parce qu’ils sont contaminés ou obligés d’arrêter
leur activité à cause du confinement, alors, toute cette chaîne de production
de l’intelligence artificielle s’interrompt. La communauté universitaire
l’anticipe déjà : la quarantaine provoque la rupture de certaines chaînes de
production des données. On anticipe donc que les intelligences artificielles
seront, pour ainsi dire, un peu moins intelligentes dans les mois à venir. Cela
peut vouloir dire que votre enceinte connectée fera des recommandations
musicales moins performantes. Mais cela peut aussi avoir des conséquences plus
graves : influer sur des décisions de justice dans certains pays ou déterminer
si un crédit vous sera accordé ou non.
On voit là les limites de ceux qui recommandent, autant au niveau
du gouvernement français que de l’industrie, d’utiliser davantage de
technologie intelligente pour faire face à l’épidémie.
En somme, le virus montre toutes les failles de l’univers technologique lisse
et perfectionné que certains se plaisent déjà à imaginer déjà en place, et rend
flagrant le fait que l’intelligence artificielle n’est pas autonome mais
nécessite une quantité de petites mains pour fonctionner.
Nicolas Celnik