«Le vivre ensemble aux soins intensifs»

C’est la grande victoire idéologique des néo-libéraux d’avoir pu faire pénétrer dans les esprits l’idée de « charges » fiscales ou de charges sociales en lieu et place de contributions. Il est grand temps que l’impôt soit enfin regardé comme un outil indispensable au « vivre ensemble », affirme dans une carte blanche Claude Rolin

«Le vivre ensemble aux soins intensifs»

Par Claude Rolin (ancien député européen et président des Mutualités chrétiennes de la province de Luxembourg)Le 11/05/2020 à 15:00

Si la pandémie que nous traversons soulève de nombreux défis, il est un qui me semble être trop souvent passé sous silence, celui de la capacité de nos sociétés démocratiques à sauvegarder et renforcer les mécanismes qui permettent le « vivre ensemble ».

Sommes-nous en guerre ?

Les mots que nous utilisons pour nommer les choses sont lourds de sens. À la différence de notre Première ministre, le président français, Emmanuel Macron, comme d’autres, nous parle de guerre. L’usage de ce terme est problématique pour plusieurs raisons. Non parce qu’il évoque la gravité de la situation, mais parce qu’il en appelle à des mesures exceptionnelles. En temps de guerre, on désigne des alliés, mais également des traîtres qui doivent être dénoncés comme, par exemple, ces seconds résidents qui ont eu l’outrecuidance de se confiner dans leur lieu de villégiature. En temps de guerre, même les droits fondamentaux peuvent être mis en cause. En temps de guerre, c’est la suspension du politique, il n’y a plus qu’un seul objectif, la gagner. Tout le reste est remisé pour le lendemain de la victoire.

Une guerre se gagne avec des soldats, mais également avec des espions. Ceux qui surveillent le mouvement de l’ennemi, mais également qui nous surveillent tous. Chaque jour, la presse fait écho à la mise en place du « tracing », du traçage. Va-t-on demain nous coller un code QR pour mieux nous tracer. Une fois de plus, méfions-nous de la signification des mots. Je suis heureux de noter que nos ministres régionaux et communautaires de la Santé nous parlent de « suivi de contact » terme beaucoup plus approprié. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un suivi humain, d’un accompagnement, en particulier des personnes les moins favorisées, les plus en difficulté.

Ceux qui rêvent d’un formidable système, qui au travers de nos GSM ou tablettes permettrait de nous pister 24 heures sur 24, devraient porter un regard un peu plus critique sur ce qui se met en place en Chine. Cela nous renvoie à la société panoptique décrite par Michel Foucault qui dans Surveiller et punir notait que « la peste, c’est l’épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire ». Il précisait cette vision en affirmant que «  pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste » Manifestement les Xi Jinping, Orban, Bolsanaro ou Erdogan pensent pouvoir réaliser leur rêve. Les technologies, dont l’intelligence dite artificielle, ne remplaceront pas le contact humain, du moins tant que nous vivons dans une société qui peut s’appeler humanité. Plus fondamentalement, la notion de guerre n’est absolument pas appropriée. S’il nous faut parler de mobilisation, c’est de mobilisation pour le « care », pour le soin dont il doit être question. La guerre, c’est le combat contre l’autre, le « care », le soin, c’est l’attention à l’autre.

Celles et ceux (majoritairement des femmes) qui sont le plus exposés, dont les tâches sont enfin reconnues comme indispensables sont celles et ceux qui exercent les métiers du « care », les métiers de la santé, de l’éducation, du social, du service à la personne ou aussi du commerce ou de la propreté (déchets, poubelles, etc). Métiers qui en temps « normal » sont mal considérés, mal rémunérés… Et surtout, qu’on ne nous parle pas de première, de seconde ou de troisième ligne. Toutes et tous sont essentiels.

L’attention pour l’autre me paraît renvoyer directement à la pensée de philosophes comme Emmanuel Mounier, Paul Ricœur ou Axel Honneth et elle renvoie clairement à la notion de reconnaissance.

Pour une véritable politique de santé publique

La pénurie de masques, de gel, de médicaments est encore loin d’être derrière nous. Elle est révélatrice de notre manque d’anticipation, mais surtout de notre peu d’investissement dans la santé publique.

Nos gouvernements ont, comme beaucoup d’autres, multiplié les économies aux dépens des soins de santé. Il est probable que la ministre actuelle de la Santé en fasse les frais. Mais, en nous focalisant sur elle, nous risquons de passer à côté d’une véritable responsabilité collective. À force de clamer qu’il faut réduire les impôts ou lutter contre la rage taxatoire, nous nous sommes « impuissantés ». Il est grand temps que l’impôt soit enfin regardé comme un outil indispensable au « vivre ensemble ». C’est la grande victoire idéologique des néo-libéraux d’avoir pu faire pénétrer dans les esprits l’idée de « charges » fiscales ou de charges sociales en lieu et place de contributions (avec les épaules les plus larges qui contribuent le plus) et de cotisations sociales.

Quant à la politique de santé publique, nous l’avons oubliée, estimant probablement que les épidémies, c’étaient pour les autres, les Asiatiques ou les Africains. Nos civilisations ont voulu oublier, qu’elles aussi, étaient fragiles. Il nous faut absolument étudier les signaux faibles, financer la recherche publique, ne pas laisser le monopole aux firmes multinationales qui sont obnubilées par leur efficacité financière et développer un ambitieux programme de soutien aux pays les moins favorisés pour qu’ils puissent se doter de véritable politique de santé avec les moyens idoines. Ne l’oublions pas, en laissant l’Afrique, seule face à ses misères, ce sont des bombes sanitaires mondiales que nous prenons le risque de voir exploser.

Nous devrons également repenser la dépendance européenne vis-à-vis de l’extérieur en ce qui concerne les productions stratégiques tant en médicaments qu’en matériel.

La menace d’un virus encore plus dangereux

Contrairement à ce que certains pensent, j’ai la conviction que les crises ne sont pas porteuses de temps meilleurs. Au contraire, elles portent en elles d’immenses dangers. Pour reprendre la célèbre expression d’Antonio Gramsci « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés ». La crise économique et sociale qui s’annonce risque d’amplifier la défiance (déjà existante) entre les citoyens et la démocratie représentative. Les dérives nationalistes et/ou autoritaires sont à nos portes et il est impératif de travailler à la solidification démocratique de nos sociétés. Le principal défi sera de reconstruire le vivre ensemble mis en danger par cette crise et ses multiples répercussions.

Le Soir (11/05/2020)