Le pluralisme, oxygène de la démocratie

À en croire les nombreuses publications et réflexions dans la presse ou sur les réseaux sociaux nous pouvons craindre que la crise du « covid » ne renforce les uns et les autres dans leurs convictions antérieures tout en augmentant la radicalité des propos. Les gauchistes sont convaincus que cette fois, c’est la bonne, c’est la crise finale du capitalisme annoncée par Marx qui va enfin donner naissance à un Nouveau Monde, certains écologistes sont convaincus que cette fois on ne pourra plus fonctionner comme avant, on va manger bio et local, de leur côté, les nationalistes y voient la nécessité d’un retour aux frontières que l’on n’aurait jamais dû quitter, ou des néolibéraux qui se préparent à réactiver leur vielles recettes austéritaires. Les uns et les autres, encore plus convaincus que si leur conception ne triomphe pas, ce sera la fin du monde. Un peu comme si le slogan, maintes fois entendu dans les conflits sociaux « on ne lâchera rien »[i] se généralisait et devenait une ligne de conduite pour soutenir les certitudes. Cette évolution peut être dangereuse pour nos démocraties, car avec cette radicalisation et la généralisation de logique du « on ne lâchera rien » ferment la porte à tout compromis, à toute négociation pouvant conduire à une notion commune du vivre ensemble.  Ce n’est pas la radicalité de la critique qui est en cause ici, car cette radicalité peut même être souhaitable, mais c’est le refus d’envisager toute négociation. Comme l’affirme Paul Ricœur, consensus et conflit ne s’opposent pas, au contraire, ce sont deux notions qui « s’appellent mutuellement et se complètent. D’un côté, la démocratie n’est pas un régime politique sans conflit, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et en outre négociables[ii] ».

Le Larousse définit le pluralisme comme une « conception qui admet la pluralité des opinions et des tendances en matière politique, religieuse, etc.… ». Le pluralisme est intimement lié à la conception que nous nous faisons de la démocratie, il en est une des bases. Sans pluralisme, il n’y a pas de démocratie, du moins de démocratie libérale.

L’histoire de la démocratie est riche et tumultueuse. Pour la définir, on peut en rester à sa définition étymologique, « démos » et « kratos », pouvoir du peuple. Mais si l’on s’approche de l’objet, de son histoire et de son actualité, il nous faut constater qu’il s’agit d’un concept polysémique. C’est en Grèce que serait née la démocratie. D’aucuns, dont certains « gilets jaunes » prennent la démocratie athénienne en exemple. Pourtant, le peuple qui est au pouvoir est celui d’une élite, elle exclut celles et ceux qui travaillent, les esclaves et même les femmes. Chez nous, elle est marquée par la Révolution française avec les Lumières, mais elle peut prendre des formes très différentes, démocratie représentative, participative, directe ou encore délibérative. Démocratie politique, mais également démocratie économique et sociale, démocratie culturelle … Pas facile d’en saisir les contours, car il y a de nombreuses façons de concevoir comment, au nom du peuple, peut s’exercer le pouvoir.

Sans remonter à l’antiquité grecque et en se limitant au continent européen, le pouvoir s’est d’abord exercé au nom de Dieu. Les rois, les empereurs détenaient le pouvoir par l’intermédiaire de l’institution de l’Église. « Paris ne vaut-il pas une messe ? » aurait déclaré Henri IV. Une rupture survient au moment où, avec le schisme protestant, la religion entre en conflit en voyant s’opposer deux interprétations, il n’y a plus une vérité unique. Cela contraint les gouvernants à s’appuyer sur une autre légitimité ce qui va conduire à placer le peuple au centre du pouvoir. À partir de la Révolution française et, c’est au nom du peuple qu’il va s’exercer.

Mais la notion de peuple est elle-même plurielle, il y a le peuple comme partie de la population (la classe ouvrière, le monde populaire…) ou comme totalité des citoyens. Il est important de reconnaître que le peuple est divers, tout le monde ne pense pas de la même façon, certains sont croyants, d’autres pas, les visions de la société peuvent ne pas coïncider, les intérêts sont différents. 

Nos sociétés libérales (au sens philosophique[iii]) vont devoir s’organiser pour permettre la représentation de cette diversité. C’est le fondement du pluralisme. Il s’exprime notamment au travers des élections avec la présence de différents partis politiques aux valeurs et visions de sociétés différentes. Comme l’explique Pierre Rosanvallon,[iv] « … le principe démocratique est constamment ouvert, et toute tentation d’incarner la volonté définitive du peuple met fin à cette interrogation permanente sur la légitimité qui est, paradoxalement, la seule garantie de légitimité démocratique ». Il affirme également que le peuple reste une puissance que nul ne peut posséder ou prétendre incarner.[v]

Cette expression de la pluralité inhérente à toute société démocratique peut toujours être fragilisée. C’est notamment le cas quand des groupes ou des leaders affirment être l’expression ou la représentation d’un peuple-Un, d’un peuple univoque. Très vite se dresse alors un bon peuple contre un mauvais peuple, voie ouverte sur les populismes, voire sur des systèmes totalitaires ou illibéraux.

Les exemples sont malheureusement nombreux, Orban, le président hongrois s’exprime au nom d’un peuple partageant une même religion, le peuple chrétien en opposition aux autres, c’est un discours que l’on retrouve fréquemment dans les formations d’extrême droite ou même d’extrême gauche.

Le pluralisme s’exprime également par la reconnaissance de la place qu’occupent l’intermédiation sociale, les partenaires sociaux (patronat, syndicats), les ONG, les groupes de pression divers, les associations… Les outils d’intermédiation sociale sont constitutifs du pluralisme.

Ce pluralisme n’est ni facile ni confortable. Il est par nature instable et doit donc en permanence être revisité, défendu et amélioré. Comme l’écrit Michel Wieviorka, il se définit « avant tout par la capacité de faire vivre simultanément l’unité et la diversité conflictuelle du corps social ». Claude Lefort, avant lui, avait défini la démocratie comme le régime qui accepte les contradictions au point de les institutionnaliser.

Le pluralisme est à la démocratie ce que l’oxygène est à la vie.

Claude ROLIN

     21/04/2020


[i] Expression qui peut pleinement se justifier dans le cadre d’une stratégie de mobilisation ou de tentative de modification du rapport de force.

[ii] Paul Ricœur, lecture 1, Autour du politique, page 166.

[iii] Trop souvent, le libéralisme politique est confondu avec le libéralisme économique. Le libéralisme politique fait clairement référence à l’enseignement des Lumières.

[iv] Professeur au Collège de France et auteur de nombreux ouvrages sur la démocratie et la question sociale.

[v] Justine Lacroix in « La démocratie à l’œuvre » Seuil 2015