Syndicalisme et défi climatique

                                                           Intervention pour le groupe Fopes de Verviers 18/01/2020

Evolutions

Contrairement à ce que l’on pourrait habituellement penser la question environnementale est cœur de l’histoire des syndicats. A titre d’exemple j’évoquerais l’enquête menée en 1899 par le premier Secrétaire général de la CSC, le Père Rutten qui entreprendra une enquête sur les conditions de vie des mineurs. Condition de vie dans les charbonnages mais également conditions de vie (logement, éducation…) hors de l’entreprise.

Évidemment, à l’époque il n’est pas question d’effets de l’activité économique sur le climat, la question se limite aux conditions de travail et aux conditions de vie des travailleurs. Ne l’oublions pas, ceux-ci sont souvent les premières victimes des effets négatifs de la production. Les premiers à respirer l’air pollué sont les travailleurs ; dans l’entreprises puis chez eux car souvent ils vivent dans la proximité directe du lieu de production. Pensons à la production d’amiante ou aux agriculteurs qui aujourd’hui sont les premiers à contracter des cancers en lien avec l’usage qu’ils font des produits phytosanitaires.

Il faut reconnaître que la question s’est longtemps limitée aux enjeux de santé et de sécurité et à l’environnement direct de l’entreprise sans poser la question de la croissance ou de la finalité de la productivité.

A la fin de la seconde guerre mondiale, les syndicats sont d’ailleurs actifs dans l’Office Belge de l’Accroissement de la Productivité.

Il vaudrait la peine de faire une étude historique pour suivre le développement de la question environnementale dans les organisations syndicales mais en me fiant uniquement à mon expérience personnelle et à la mémoire que j’en ai gardé je situerais l’émergence des questions écologiques dans les années à la fin des années 70. A la CSC (la FGTB a connu le même type d’évolution) c’est au niveau des Jeunes CSC que la revendication a émergé. Je me souviens qu’avec un groupe de jeunes en province de Luxembourg nous avions interpelé le Secrétaire général de l’époque sur les contradictions syndicales en la matière. C’est un peu plus tard que je fus le premier permanent à être chargé de l’environnement.

Lors de son congrès national en 1990, la CSC ouvrira le débat sur la question de l’environnement. Il y sera décidé de développer des projets intersyndicaux de sensibilisation à l’environnement. Six ans plus tard, un réseau commun avec la FGTB verra le jour. Il continue à développer son activité en direction des délégués syndicaux dans les entreprises et à développer différentes actions de mobilisation. A titre d’exemple, le service de formation de la CSC (FEC) publiera un ouvrage de plus de 200 pages « Comprendre l’environnement »[i]. A partir de 2007 les syndicats s’engageront contre le réchauffement climatique et participeront notamment aux conférences mondiales sur le climat en coordination avec la Confédération Syndicale Internationale.

Les syndicats seront également impliqués dans les différents lieux de concertation sur les enjeux environnementaux et de développement durable (CESW, CFDD, …).

Je terminerai cette évocation de l’évolution de la prise en compte de la question environnementale par une organisation comme la CSC en évoquant les décisions prises lors de son dernier congrès en 2019 :

A cette occasion la CSC s’est penchée sur l’avenir du travail (Quel travail demain ?).  Sur 25 résolutions, une dizaine abordent des enjeux environnementaux ou de développement durable. La première porte sur la transition juste et exige qu’elle « ne se limite toutefois pas à accompagner les travailleurs et les travailleuses à travers les changements et à faire face aux conséquences. Il s’agit tout d’abord de piloter démocratiquement la transition, tant sur le plan politique que sociétal, avec une forte contribution de la société civile et en reconnaissant les citoyennes et citoyens, les travailleurs et travailleuses, et la société comme acteurs de changement ». On y retrouve également une proposition visant à la taxation des technologies nocives, l’intégration des conditions environnementales dans les marchés publics, l’interdiction des multinationales qui ne veulent pas respecter les normes sociales et écologiques essentielles ou l’adhésion aux objectifs de développement durable des Nations Unies.

Une résolution intitulée « limite de la planète » affirme que la CSC « veut être un moteur de la transition écologique, tant au niveau global que local. La transition radicale vers une société climatiquement neutre est prioritaire ».

En dehors de nos frontières

Sur le plan européen les syndicats sont regroupés au sein de la Confédération Européenne des Syndicats (CES) et sur le plan international au sein de la Confédération Syndicale Internationale (CSI). A des rythmes différents et en fonction des réalités régionales du syndicalisme, les évolutions sont assez similaires à ce que nous avons connus en Belgique.

En 1977, la CFDT (France) publie « Les dégâts du progrès ». A l’époque cette organisation était porteuse du courant autogestionnaire et a commencé à développer une vision d’un syndicalisme ouvert sur les enjeux sociétaux (écologie, féminisme qualité de vie…). Il faut souligner l’influence du débat intellectuel avec des personnalités comme André Gorz [ii]qui aura une importance réelle sur le questionnement syndical vis-à-vis de sa responsabilité sociétale et des mutations qui le traversent. De son côté, la CGT, dans son congrès de 1999 se référait au développement durable.

La CES a depuis quelques années d’importantes démarches de sensibilisations à l’attention des organisations syndicales nationales et intervient systématiquement dans les différents lieux de concertation pour défendre et faire avancer le projet d’une autre économie permettant la mise en place d’une transition juste. Il faut également souligner le rôle particulier de certaines sectorielles européennes, je pense notamment à l’action d’Industrielle ou de l’EPSU qui, à titre d’exemple » fut à l’origine de la campagne pour une initiative citoyenne « Right2water ».

De son côté la CSI a fait de la question climatique une priorité avec notamment comme slogan « Pas d’emplois sur une planète morte ». La CSI s’implique dans les conférences climatiques et la revendication pour une transition juste pour l’ambition climatique fait partie des priorités de son programme d’action et des campagnes qu’elle mènera en 2020.

Il faut néanmoins reconnaître que le niveau d’implication des syndicats dépend de nombreux facteurs dont la réalité socio-économique des pays et la force des organisations syndicales.  Dans l’Union européenne il faut constater une importante différence de perception entre les anciens et nouveaux pays. Comme rapporteur du plan acier pour le Comité Economique et Social Européen je me suis retrouvé avec une opposition frontale des organisations syndicales et patronales des pays de l’Est défendant becs et ongles l’alimentation par le charbon.

Pas un long fleuve tranquille

Dans un premier temps, la question environnementale a essentiellement fait partie des enjeux de santé et sécurité traités par les syndicats. L’écologie ne se situait pas dans un cadre propre. Jusque dans les années 70, la coexistence de la croissance de l’emploi et de l’écologie ne semblait pas devoir entrer en contradiction. C’est seulement à partir de la mise en question de l’idée de croissance que les choses sont devenues plus conflictuelles.

Si de nombreuses études démontrent que de façon globale et sur un temps long, l’intégration de l’écologie par les entreprises est favorable à l’emploi, ce n’est pas toujours le cas sur le court terme ou pour certaines entreprises ou secteurs en particulier. Nous devons constater que les périodes où l’emploi est en recul, la question de l’environnement passe au second plan. C’est classiquement le cas lors des périodes de crises économiques. C’est encore plus vrai quand les effets se portent en particulier sur un secteur ou sur une entreprise. Pour imager cette situation, je vais évoquer brièvement quelques cas vécus :

  • Depuis plus d’un siècle, nous savons que l’amiante est toxique, pourtant, c’est seulement en 2001 que la Belgique en a interdit la commercialisation. Et si la législation protégeant les travailleurs ou reconnaissant leurs maladies ont progressé, ce dossier est encore loin d’être fermé. Je me souviens du témoignage de déléguées syndicales d’une entreprise française expliquant qu’elles ont tout fait pour retarder la fermeture de leur entreprise et que c’est seulement après celle-ci, voyant se multiplier les décès de collègues qu’elles ont compris que l’entreprise continuait à les tuer.
  • La multinationale Caterpillar avait spécialisé son site de Gosselies sur la production de grosses machines de chantier particulièrement efficace en termes environnementaux. Dans les justifications données par la direction pour expliquer la fermeture, le fait que ces machines ne trouvaient pas d’acheteurs à cause du surcoût lié aux exigences environnementales à rendu nombre de travailleurs peut réceptifs à la volonté de leurs organisations de mieux intégrer ces questions.
  • Dans les années 80, en province de Luxembourg, une grande entreprise, la « Cellulose des Ardennes » produisait son papier avec un procédé utilisant le chlore dans le processus de blanchiment. Un groupe de Greenpeace a mené une action pour exiger la fermeture de l’entreprise à cause des dangers pour l’environnement. Les travailleurs ont fait bloc pour défendre leur emploi et tenaient le même discours que celui de la direction alors qu’ils étaient les premiers à respirer les vapeurs de chlore. Il a fallu un important travail syndical pour rouvrir la discussion sur la nécessité de modifier le processus de production, pour la santé des salariés, pour l’environnement, mais également pour éviter qu’une fermeture ne s’impose à cause des dangers liés à la production. Ce dernier exemple montre qu’il est indispensable d’articuler le combat syndical avec les enjeux sociétaux, mais surtout qu’une articulation est nécessaire entre les ONG environnementales et les syndicats. Cette situation met également en exergue la nécessité de travailler sur les transitions, car sans pouvoir se construire un avenir, les salariés ne peuvent adhérer à une démarche qui mettrait en danger leur avenir professionnel.

Révolution ou évolution ?

Sur base des différences études, en particulier celle du GIEC, il ne nous reste pas beaucoup de temps pour réduire l’augmentation de température. Chaque année, chaque mois, sans modification de notre façon de produire et de consommer provoque des dégâts qui risquent d’être irréversibles. L’urgence devrait être à l’ordre du jour. Pourtant, pour reprendre l’expression de Philippe POCHET[iii], « … la dynamique doit être progressive. La position de radicalité, aussi légitime soit-elle est probablement juste en termes d’analyses des défis et des limites d’une approche croyant trop aux solutions technologiques, ne conduit pas à l’émergence de changements de comportement massif tels que mis en évidence. Elle pourrait même les bloquer en mettant la barre tellement haut (sortir du capitalisme, décroître, frugalité) qu’elle ne parviendrait pas à coaliser suffisamment de forces sociales pour réaliser l’objectif.

Tant au niveau national que sur le plan européen ou international, les organisations syndicales sont convaincues de l’importance de travailler à la mise en place d’une juste transition au sens des principes directeurs définis par l’Organisation Internationale du Travail.

L’économiste Eloi LAURENT évoque le paradoxe de l’urgence environnementale[iv] quand il constate que c’est au moment où les effets sont de plus en plus tangibles que les préoccupations environnementales deviennent les plus insupportables dans l’espace public. Bien que son ouvrage ait été publié en 2014 on peut y voir un des éléments qui a déclenché la crise des gilets jaunes en France (la taxation des produits de roulage) ou encore aujourd’hui la réaction surréaliste du Premier ministre australien qui au cœur de l’incendie qui dévaste son pays refuse de remettre en cause l’utilisation massive du charbon.

Il considère « qu’il nous faut intégrer les enjeux écologiques et sociaux en nous tenant à égale distance du catastrophisme abstrait et généralisé et de l’inconscience matérialiste, que nient les enseignements de travaux scientifiques faisant pourtant consensus ». Avec lui, j’ai la conviction que « tant que les questions écologiques ne seront pas systématiquement éclairées sous le jour des réalités sociales et des inégalités, elles demeureront de l’ordre de la politique étrangère pour la majorité des citoyens ».

Laurence Scialom [v] parle d’une tragédie des horizons en constatant que la paralysie des décideurs publics est renforcée par le fait que les risques financiers climatiques se réaliseraient à court terme, alors que la politique de transition écologique ne verra ses effets qu’à long terme ».

Des pistes concrètes d’actions existent. Il n’est pas possible ici d’en faire l’inventaire et je me contenterai d’évoquer la dynamique initiée par Pierre Larrouturou[vi] au niveau du Parlement européen. Il y défend l’idée d’un pacte finance-climat à hauteur de 1000 milliards visant à soutenir et développer des projets structurants permettant de rencontrer les objectifs climatiques. À condition d’en avoir la volonté politique, ceci est loin d’être impossible, car la BCE a dû mettre beaucoup plus pour sauver les banques et au travers de son opération de « quantitative easing ».  

Le pacte vert présenté par la nouvelle Commission européenne va dans ce sens. Il ouvre une fenêtre d’opportunités, un important changement d’orientation même s’il reste insuffisant en regard des défis.

Le manque d’ambition de la Commission s’explique facilement par son incapacité de faire plus dans le cadre du budget actuel. A défaut de disposer de moyens propres la Commission ne peut utiliser que des trucs et ficelles comme compter sur les effets de leviers.

Comme le proposent les économistes G. Claeys et S. Tagliapietra [vii] des outils sont pourtant mobilisables. Selon eux « les deux pistes les plus prometteuses sont une réforme des règles budgétaires de l’UE et une réorientation des missions de la Banque européenne d’investissement (BEI) ».

Les organisations syndicales sont devant une responsabilité importante, mais aussi devant un défi très complexe. Elles doivent être un des acteurs centraux d’un changement de paradigme permettant de remettre l’économie et la croissance dans le rôle qu’elles auraient toujours dû avoir ; être au service des êtres humains, de l’humanité et des générations futures. Le défi est d’autant plus complexe qu’il se conjugue avec une transformation rapide des méthodes de production, le développement rapide de l’économie digitalisée, de l’industrie 4.0 et de la fragilisation des collectifs de travail.

Au-delà des actions de sensibilisation et de mobilisation, cela passe par la construction d’alliance avec notamment les ONG environnementales, mais également pour l’inscription des enjeux climatiques dans les négociations auxquelles les organisations syndicales sont impliquées.

L’ambition syndicale se doit donc d’être à la hauteur de la complexité et de l’ampleur des défis.

Claude ROLIN


[i] Thierry POUCET « L’environnement, le comprendre pour le construire » EVO Société – 1992

[ii] André GORZ « Capitalisme, Socialisme, Ecologie » Galilée 1991

[iii] Philippe POCHET « À la recherche de l’Europe sociale » PUF 2019

[iv] Éloi LAURENT « Le bel avenir de l’État providence » LLL 2014

[v] Le Monde 25/01/2020

[vi] Pierre LARROUTUROU et Jean JOUZEL« Pour éviter le chaos climatique et financier » Odile Jacob 2017

[vii] Le Monde 25/01/2020