Le caillou dans la botte de l’Europe

Dimanche 4 mars, les Italiens ont voté en nombre (plus de 70% des citoyens se sont déplacés) pour exprimer leur voix et aussi faire entendre leur mécontentement. Car, en effet, les résultats ne trompent pas : le Movimento 5 Stelle, antisystème et hétéroclite, arrive en tête et fait mine d’incarner le renouveau politique malgré les frasques de certains de ses membres, tandis que la Lega de Matteo Salvini, parti nauséabond d’extrême droite qui clame « Les Italiens d’abord » dès qu’est prononcé le mot « migrants », fait un résultat supérieur à Forza Italia, le parti de l’inoxydable – bien qu’inéligible – Silvio Berlusconi. La gauche paie l’addition salée de l’insatisfaction. Jamais Matteo Renzi, ancien président du Conseil et chef de file du Parti démocrate (PD), n’a réussi à redresser la situation socio-économique italienne. Il incarnait un vent nouveau et n’a eu de cesse de doucher les espoirs de ses concitoyens (en écrivant ces lignes, on ne peut s’empêcher de penser à l’actuelle désillusion de nombreux Français vis-à-vis d’Emmanuel Macron). Un Italien sur deux estime en effet que sa propre situation s’est aggravée durant ces deux dernières années.

Les Italiens sont désabusés. Ils se sentent abandonnés non seulement par leurs propres dirigeants, mais aussi par l’Europe, qui n’est pas parvenue à imposer une solution équitable à la gestion des flux migratoires.

C’est qu’en Italie, cette question est particulièrement aiguë. Elle a alimenté la campagne électorale dans un climat délétère. Alors qu’en 2013, le sujet de l’immigration était majeur pour 5% seulement des électeurs, il l’est aujourd’hui pour 30% d’entre eux. Et pour cause : près de 700.000 migrants ont depuis débarqué sur les côtes italiennes (majoritairement des migrants économiques arrivant d’Afrique par les côtes libyennes et la Méditerranée).

L’échec de la Commission européenne par rapport aux quotas imposés de réfugiés – idée vigoureusement combattue par les pays de l’Est – a pesé sur les élections italiennes, masquant même les élans de solidarité des citoyens qui, rapidement, se sont sentis dépassés. En l’espèce, en fermant leurs portes comme on dirait « Tirez votre plan avec vos migrants », la France et l’Autriche n’ont certainement pas aidé…

Il a alors suffi aux partis de droite et europhobes de souffler sur les braises ; au Nord, inquiété par les flux migratoires, et au Sud, en retard économique, pour exacerber le sentiment de peur instillé depuis des années dans la population italienne.

Ensuite, on aurait tort de placer les enjeux socio-économiques au second plan. L’Italie est certes la troisième économie de la zone euro mais, bien qu’elle renoue doucettement avec la croissance, elle souffre toujours de la désindustrialisation amorcée dans les années ’70, d’une dette colossale et d’un chômage conséquent qui frappe particulièrement les jeunes (dont plus de 120.000 émigrent chaque année !).

Les réformes du marché du travail initiées par Renzi en 2014-2015 – notamment le Jobs Act – ont échoué et n’ont franchement rien à « envier » aux contrats de travail précaires mis en œuvre en Allemagne.

En s’exprimant durement mais démocratiquement, les Italiens nous envoient un signal et nous renvoient un constat d’échec, prouvant aussi que les fervents défenseurs du Brexit n’ont pas emporté avec eux le sentiment antieuropéen (NB : seulement 56% des Italiens voteraient aujourd’hui pour un maintien de leur pays au sein de l’Union européenne. Europe qu’ils ont, du reste, largement contribué à créer).

Ce délitement de la social-démocratie n’est pas l’apanage de l’Italie et la droitisation extrême de divers gouvernements tient aussi à la responsabilité des forces conservatrices qui ont validé certaines compromissions. Ainsi, sur la photographie de l’Europe actuelle figurent l’illibéralisme de Viktor Orbán en Hongrie, le gouvernement conservateur polonais mené par le PiS, le gouvernement autrichien de Sebastian Kurz auquel est associé le FPÖ, parti d’extrême droite, et d’autres formes d’autoritarismes inquiétants en Bulgarie et, aux portes de l’Union, en Serbie et en Turquie.

Le temps de l’alliance de convenance entre centre gauche et centre droit pour diriger les institutions européennes a vécu.

Quelle solution apporter face à ce désenchantement manifeste et – faut-il l’admettre – légitime ?

Faisons de l’Europe sociale autre chose qu’un vœu pieu !

La formule parait éculée tant elle a pris, ces dernières années, des allures de monstre du Loch Ness, que l’on voyait ressortir opportunément à l’occasion. Et pourtant. Le mal de l’Italie comme du projet européen se situe bien là. Le réflexe pavlovien de bétonner les frontières ou, à tout le moins, de focaliser son attention sur celles-ci est révélateur. Lorsque l’organisme est affaibli, on n’a pas envie de se découvrir… Ajoutez à cela le fait qu’en Italie la migration se double, sans qu’elles ne soient liées, d’une émigration (les jeunes s’en vont car ils n’ont pas de travail) et vous obtiendrez le cocktail détonnant servi aux citoyens sur un plateau par les populistes.

Pour l’Italie comme pour les autres pays du Sud de l’Europe, la solution réside plus qu’en toute autre chose en un renforcement des systèmes de protection sociale et en une revitalisation de l’emploi, avec une exigence de qualité. Non seulement l’Italie souffre de voir ses forces vives quitter la péninsule, mais elle a, de plus, désinvestit des champs aussi porteurs que la recherche et le développement ; la faisant dès lors dépendre de l’extérieur.

La tâche dépasse largement les bords de la méditerranée, c’est pourquoi l’Union européenne a un rôle crucial à jouer. Si l’Europe ne parvient pas demain à être un tout supérieur à la somme de ses parties, si l’Europe ne peut redevenir rapidement un modèle social exemplaire aux yeux du monde et un acteur de première ligne s’exprimant d’une seule voix face aux autres puissances, alors nous assisterons à sa désintégration progressive et reviendrons aux pré-carrés nationaux, pourtant très inadaptés à un monde globalisé.

Pour l’heure, Rome doit composer avec une équation pour le moins compliquée et nul doute que la maestria politique du Président de la République doit aider à la formation d’un gouvernement stable. Après l’extrême populisme, les promesses irréalistes et les invectives qui ont miné la campagne, le bon sens doit faire son retour. Pour le fréquenter au sein du Parlement européen, le Movimento 5 Stelle peut se révéler déroutant, mais il n’est pas impossible de travailler avec ses membres. En réalité, sa ligne politique ne semble pas arrêtée et tient davantage au marketing, aussi pourrait-on espérer qu’elle emprunte cette fois la bonne voie. Malheureusement, la récente gestion calamiteuse de Rome ne plaide pas en leur faveur.

Sans l’Italie, le moteur franco-allemand de l’Europe aura des ratés. La situation est grave mais pas désespérée. Mais pas plus en Italie qu’ailleurs il n’y a de botte secrète. Pour autant, les dirigeants européens, qu’ils soient à la Commission ou représentent leur pays à la table du Conseil, doivent tous se montrer responsables, ambitieux, mais aussi fermes quand il le faut (n’en déplaise au groupe de Visegrád, l’Union européenne comporte des droits mais aussi des devoirs !). Moins que le prix de l’optimisme, c’est celui du salut de l’Europe.